Le livre « Jordan Rules » paru au début des années 90 a fait couler beaucoup d’encre. Sur 333 pages, le journaliste Sam Smith raconte la saison 1990-91 des Chicago Bulls, celle qui avait permis à la franchise de l’Illinois de remporter le premier titre de l’ère Michael Jordan (4-1 en Finales contre les Lakers).
Si cet ouvrage a fait beaucoup causer, c’est parce que Smith décrit « Sa Majesté » sous un jour peu reluisant. Le grand public découvrait que derrière le grand champion se cachait un tyran capable d’infliger les pires humiliations à ses propres coéquipiers.
Pour écrire ce livre à charge, l’auteur a évidemment suivi l’équipe chicagoane de près mais il a aussi, de toute évidence, bénéficié de certaines « complicités ». Un informateur lui a fait de très précieuses confidences… Qui est la taupe, comme dirait Patrice Evra ?
L’année dernière, les éditions Talent Sport ont fait paraître l’autobiographie de Phil Jackson (« Un coach, onze titres NBA »). Le 16 juin dernier est sortie la version française de la biographie de Jordan par Roland Lazenby (« Michael Jordan, The Life »), toujours chez le même éditeur. Et ce qui est amusant, c’est de constater les différences de versions…
Phil Jackson affirme qu’il n’y avait pas de « Gorge profonde ». Selon lui, Smith s’était tout simplement informé en interviewant les joueurs, le staff et le front office. Il ajoute que le GM Jerry Krause, également égratigné par le bouquin, considérait l’assistant coach Johnny Bach comme la taupe. C’est ce qui provoqua plus tard, selon lui, le renvoi de ce dernier. Une accusation et une décision qu’il qualifie de stupides.
Problème : quand on lit le livre de Roland Lazenby, on « apprend » que les informations croustillantes auraient été livrées à Smith par… Phil Jackson lui-même ! Le « Maître Zen » aurait utilisé ce stratagème pour réduire l’aura de son franchise player tout-puissant et renforcer son propre pouvoir sur l’équipe.
Ci-dessous, les deux versions. A vous de vous faire votre propre idée. Si vous aimez les théories mêlant complots, manipulations, coups bas et trahisons et si vous ne loupez aucun épisode de « Koh-Lanta » en attendant le conseil pour savoir qui va recevoir un coup de couteau dans le dos, jetez-vous sur la bio fleuve (726 pages) de Lazenby qui donne à voir de l’intérieur ce à quoi peut ressembler un vestiaire plein d’egos, de fortes personnalités et de caractères bien trempés, c’est-à-dire un véritable panier de crabes…
LA VERSION DE PHIL JACKSON
« Dès que l’incident de la Maison Blanche fut terminé, une autre controverse a éclaté avec un impact sur l’équipe bien plus important à long terme. Elle concerna le best-seller de Sam Smith « The Jordan Rules », un ouvrage sur la saison 1990-91 qui tentait de démythifier Michael et de montrer le monde secret des Chicago Bulls de l’intérieur. Smith, un journaliste sérieux et intelligent que j’appréciais, suivait les Bulls pour le « Chicago Tribune » et son livre s’appuyait sur cette couverture. Quelques-unes des anecdotes montraient Michael et Jerry Krause sous un jour particulièrement peu flatteur.
Michael n’était pas content du livre mais il haussa les épaules et considéra, sans doute, qu’il n’aurait pas un gros impact sur son image publique. Krause, lui, fut beaucoup plus affecté. Un soir, peu après la sortie du livre, il m’appela de sa chambre d’hôtel durant un road trip et commença à se plaindre de Smith. Il affirma qu’il avait relevé « 176 mensonges » dans le livre et sortit son exemplaire plein d’annotations pour le prouver.
Dès qu’il commença à pointer chaque mensonge supposé, page après page, je l’ai arrêté en lui disant : « Tu dois vraiment laisser tomber cette histoire, Jerry. » Mais il ne pouvait pas. Jerry se méfiait des journalistes depuis 1976 à cause d’un scandale qui lui avait coûté son poste de directeur chez les Bulls, trois mois seulement après sa prise de fonctions. Il était à la moitié du processus de nomination d’un nouveau coach pour l’équipe quand les journaux affirmèrent qu’il avait offert le poste à Ray Meyer, l’entraîneur de la fac de DePaul. Jerry démentit mais l’histoire ne s’arrêta pas là. Déçu de la façon dont Jerry avait géré la situation, Arthur Wirtz, président des Bulls, le remplaça.
Les semaines passèrent et Jerry s’obstina à tenter de trouver la principale source utilisée par Sam pour son livre. Il y avait des douzaines de sources, bien évidemment. Sam discutait régulièrement avec quasiment toutes les personnes en lien avec l’équipe, y compris le propriétaire, Jerry Reinsdorf. J’ai organisé une rencontre entre Krause et Sam afin de trouver une solution mais la conversation ne donna rien.
Finalement, Jerry conclut que le principal coupable était l’assistant coach Johnny Bach. J’ai estimé que c’était absurde mais les suspicions ont perduré et elles revinrent à la surface après la démission de Johnny des années plus tard.
Ce fut le premier accroc dans mes relations avec Jerry qui avaient été, jusque-là, extrêmement productives. Je lui étais reconnaissant d’avoir cru en moi et de m’avoir offert l’opportunité de coacher les Bulls. J’admirais également la manière dont il avait construit l’équipe en recrutant les meilleurs talents pour entourer Jordan, même s’il provoquait souvent la colère de Michael et des autres avec les transferts qu’il concluait.
Pour traiter avec Jerry, j’appréhendais les choses avec simplicité. Je savais que cette réaction exagérée à la parution de « The Jordan Rules » tenait au sentiment de ne pas recevoir la reconnaissance qu’il estimait mériter pour avoir construit cette grande équipe. Je comprenais. Mais je n’étais pas en mesure d’y remédier, alors j’essayais de lui changer les idées avec une touche d’humour et de compassion. J’ai également tenté de garder à notre relation un caractère aussi professionnel que possible. À mesure que l’aura de l’équipe a grandi, la fissure entre Jerry et moi s’est élargie. Mais le professionnalisme sauvait notre collaboration. Dans la tourmente, Jerry et moi étions capables de rester concentrés et de faire notre travail.
(…) J’ai dû laisser partir Johnny Bach. Les tensions entre Jerry Krause et Johnny avaient atteint le point de non-retour et il devenait difficile pour nous de travailler ensemble. Jerry, surnommé « le Détective » dans la presse à cause des manœuvres subreptices qu’on lui prêtait, voyait déjà Johnny d’un mauvais œil en raison de son rôle supposé d’informateur pour le livre de Sam Smith « The Jordan Rules ». Maintenant, Jerry soutenait que Johnny était responsable de la fuite d’informations au sujet de son intérêt pour Gheorghe Muresan, un pivot roumain de 2,31 mètres. C’était une accusation extravagante. Même si nous suivions de près Muresan en Europe et que nous l’avions fait venir pour un essai tenu secret, d’autres équipes l’avaient scouté (suivi), dont Washington, qui finit par le drafter.
Néanmoins, j’ai pensé qu’il était mieux pour le bien de tous, y compris celui de Johnny, qu’il s’en aille. Il trouva une place d’assistant coach chez les Charlotte Hornets. Le départ de Johnny eut un effet démoralisant sur mon staff et sur les joueurs et créa une faille dans ma relation avec Krause. »
LA VERSION DE ROLAND LAZENBY
« Si le public ne sut rien de ces pertes au golf, le livre de Sam Smith « The Jordan Rules » allait faire l’effet d’une bombe dans la vie de Michael cet automne-là et mettre immédiatement toute l’organisation de Chicago sur les nerfs. Smith dressait un portrait extrêmement négatif de Jordan mais aussi du mal fagoté Krause, décrit avec un ego démesuré. Phil Jackson ferait remarquer plus tard que ce livre avait accompli quelque chose de très rare : il avait permis à Jordan et Krause d’être d’accord sur un point. « Sam Smith a gagné de l’argent avec ce bouquin, déclara le general manager des Bulls plusieurs années après sa parution. J’espère qu’il s’étouffe avec chaque dollar. »
Le livre était toutefois assez instructif sur le côté très dur du compétiteur Jordan. Il avait toujours été extrêmement sensible. Michael fut irrité et profondément blessé par la description que le livre faisait de lui. Le public, quant à lui, s’en délecta, fasciné par ce personnage animé d’une volonté aussi dure que le diamant et qui menait tous ceux qui l’entouraient vers un mélange étrange de grandeur et de misère. Au lieu de porter atteinte à l’image de Jordan, il nourrit encore plus l’adoration dont faisait l’objet le champion. L’impact de « The Jordan Rules » alimenta le sentiment qu’éprouvait Jordan – il avait l’impression d’être harcelé – et contribua à la formation de ce que Phil Jackson appela « la meute ». « « The Jordan Rules » a été une source de division dans l’équipe », se souvenait l’entraîneur.
Horace Grant avait été l’une des sources du livre, ce qui irrita Jordan. « Je savais que des gens allaient commencer à se lâcher sur moi, déclara Michael à Mark Vancil. Vous arrivez à un point où les gens se lassent de vous voir sur un piédestal, bien propre et poli. Ils se disent : “Voyons qui se cache derrière cette personne.” Mais je ne m’attendais pas à ce que les attaques viennent de l’intérieur. Sam a essayé de faire croire qu’il était un ami de la famille des Bulls pendant huit mois. Mais la famille a parlé de toute cette haine qu’elle éprouvait vis-à-vis de moi. Ce que je veux dire, c’est : s’ils éprouvaient tant de haine à mon encontre, comment ont-ils pu jouer avec moi ? Je ne sais pas comment nous avons pu gagner s’il y avait tellement de haine entre nous. Nous semblions tous nous entendre très bien. »
Le même ressentiment refit surface quelques semaines plus tard, lorsque Jordan décida de ne pas se joindre à l’équipe pour la cérémonie traditionnelle à la Maison Blanche, avec le président américain George Bush. Au lieu de cela, il partit pour un séjour de golf avec un groupe de copains, parmi lesquels son ami d’enfance David Bridgers. L’épisode de la Maison Blanche ne fit que nourrir le différend entre Grant et Jordan.
(…) À cette époque ainsi qu’en diverses occasions ultérieures, plusieurs mois plus tard, Jackson dépeignit le licenciement de Bach comme la conséquence de la colère de Krause à propos du livre de Sam Smith « The Jordan Rules ». « C’était la relation de Krause avec Johnny Bach qui avait généré cette situation très inconfortable, affirma Jackson plusieurs mois plus tard à propos de ce licenciement. Cela faisait que cela devait arriver. Tout est parti de travers. C’était mauvais pour le staff d’avoir affaire à ce genre de choses car nous devions travailler ensemble. Jerry en voulait à Johnny Bach pour tout un tas de choses figurant dans « The Jordan Rules ». Johnny a livré ces informations, cela ne fait aucun doute. Pour Jerry, Johnny avait trop parlé. Et Johnny, en retour, avait ressenti l’animosité que Jerry éprouvait dorénavant pour lui, le manque de respect. Johnny a refusé de se soumettre à Jerry juste parce qu’il était le patron. Ça durait depuis bien trop longtemps. Je suppose que j’aurais pu les maintenir à l’écart l’un de l’autre un petit peu plus. Mais ce n’était pas du bon travail d’équipe et je n’aimais pas ça. C’était moi, le responsable du staff. C’était mon domaine. J’ai donné mon accord à ce licenciement. Je pensais que c’était une bonne opportunité car Johnny avait la possibilité de trouver rapidement un autre poste dans la Ligue. Ç’a bien marché pour lui, même si je n’avais bien sûr pas voulu le mettre dans l’embarras, ni souhaité en passer par la même situation moi-même. »
Il se passerait plusieurs années avant que l’on sache que Jackson voulait masquer son propre rôle dans ce livre. Sam Smith révéla à Jerry Reinsdorf que c’était Jackson et non Bach qui faisait partie des sources du livre. Reinsdorf trahit la confidence de Smith en rapportant à Krause le rôle de Jackson dans le livre. Cette révélation rendit instantanément furieux le general manager qui clama que Jackson l’avait déçu en le laissant penser que Bach était la source anonyme de la plupart des détails personnels. Indépendamment, Smith confirma plus tard ces faits ainsi que le rôle de Jackson dans son livre. « Phil et les joueurs ont pris une part bien plus grande que Johnny Bach », assura Smith. « Phil m’a menti, répondit Krause, interrogé sur le sujet. C’est Phil qui a viré Johnny. » « C’était l’idée de Phil de virer Bach, affirma également Jerry Reinsdorf. Phil m’a dit que la mauvaise relation entre Krause et Bach avait rendu les choses impossibles. C’était l’idée de Phil. Personne ne lui avait demandé de le faire. »
Une fois remis de son attaque cardiaque, Bach fut embauché par les Charlotte Hornets. C’était plusieurs années avant qu’il n’apprenne les vraies raisons de son licenciement : il était censé avoir livré des informations confidentielles à Smith. Bach confia qu’il avait relu le livre trois ou quatre fois, cherchant les informations dommageables qu’il aurait pu divulguer. Ses citations étaient pourtant officielles et n’avaient rien de scandaleux. « Je n’ai pas vu une seule citation dans ce livre qui soit déplacée, dit-il. Sam est de toute évidence un très bon journaliste d’investigation. Il y avait là-dedans un portrait que Michael n’aimait pas, peu importe qui a alimenté Sam. [Ce livre] était une représentation assez fidèle. Je ne pense pas que Sam a dépeint qui que ce soit tel qu’il n’était pas. »
Krause déclara qu’il était bouleversé d’avoir été trompé au point de licencier un innocent. Au moment où ce mensonge fut révélé, quelques années plus tard, Bach travaillait à Detroit en tant que coach assistant. Un soir, alors que les Pistons étaient à Chicago pour jouer contre les Bulls, un responsable de Detroit, Rick Sund, dit à Bach que Krause souhaitait lui parler. Bach avait des sentiments mitigés mais il accepta de le rencontrer. Il en ressortit plus que surpris. « Quand Jerry m’a parlé, il était très ému et je l’étais aussi. J’avais toujours pensé que c’était l’organisation qui avait pris la décision, pas Phil. Je pensais que c’était une énorme concession de la part de Jerry de venir me parler. Je pense qu’il était sincère, affirma Bach à propos des excuses que lui présenta Jerry. Et j’ai accepté cela. »
Bach discuta plus tard du problème avec Jackson mais ce qu’ils se dirent resta entre eux. « Je préfère laisser les choses là où elles sont, ajouta Johnny. Il a bien évidemment su ce que j’en ai pensé. J’ai toujours pensé que nous avions une relation suffisamment forte. Nous avions partagé le même banc pendant cinq ans. Quand vous êtes coach assistant, vous n’êtes pas toujours au courant de ce genre de choses. C’était toujours stupide, c’était une sorte d’accusation dont je ne pouvais jamais me défendre. Maintenant, tout cela n’a plus d’importance. Cela en avait à l’époque. »
Toutefois, cet incident révélait un élément étrange de la stratégie de Jackson avec Jordan. Pourquoi avait-il risqué le poste qu’il avait convoité et la relation forte qu’il avait avec la star la plus brillante du basket en livrant à un journaliste des informations sur son patron et sur Michael ? Un employé des Bulls de longue date qui travaillait avec Jackson au quotidien suggéra que le coach avait fait cela pour contrôler davantage son équipe. Après tout, le livre avait eu pour effet d’éloigner un peu plus Krause des joueurs, renforçant ainsi le rôle de leader de Jackson, déclara cet employé, en ajoutant : « C’était “Allons-y à fond avec Michael. Descendons ce gars en flammes et laissons-le en première ligne pour servir mes intérêts.” C’était sa façon de se mettre du côté de Michael en jetant Krause en pâture aux médias. Voilà pourquoi Phil utilisa les approches « nous-contre-les-médias » et « nous-contre-l’organisation ». Car en faisant ça, il pouvait être le chef de la bande. »
Pendant des années, le coach n’a pas répondu aux allégations de Reinsdorf et de Krause. Cependant, dans une interview de 2012, Phil Jackson souligna que « The Jordan Rules » avait été d’une grande importance dans l’évolution des Bulls parce qu’il avait ramené Michael à un niveau plus proche de ses coéquipiers. Bien évidemment, Jackson était dans son droit de vouloir parler d’une voix unique à ses joueurs mais il avait usé pour cela d’un subterfuge, afin d’en prendre le contrôle. « Phil est un maître des jeux psychologiques », dit Jordan du coach en diverses occasions. Michael fut consterné d’apprendre le licenciement de son coach préféré, même s’il n’avait aucune idée de ce qui s’était vraiment passé. »
Roland Lazenby, « Michael Jordan, The Life »
Disponible en librairie, grandes surfaces et sur les sites de vente en ligne où vous trouvez également la version numérique
726 pages
24 euros ; 13,90 euros en version numérique (ePub, Kindle)
Toujours disponible chez Talent Sport : Phil Jackson, « Un coach, onze titres NBA » (370 pages, 22 euros).
Editions Talent Sport : www.talentsport.fr ; www.facebook.com/Talentsport2014