En ces temps mouvementés et à l’approche de l’élection présidentielle aux États-Unis, Bill Russell a pris le temps d’apporter sa contribution au devoir de mémoire, couchant sur le papier sa version de l’histoire américaine récente, depuis sa naissance, le 12 février 1934 en Louisiane, à nos jours.
Le pivot des Celtics, qui compte 11 titres de champion en NBA, revient ainsi sur l’évolution du racisme aux Etats-Unis envers les minorités de son pays comme la population afro-américaine mais aussi amérindienne.
Peut-être moins visible et direct que dans sa jeunesse, l’inégalité entre les communautés reste, selon lui, toujours aussi imprégné dans tous les pans de la société américaine. Voici sa lettre, publiée par « The Player’s Tribune », intitulée « Le racisme n’est pas une note de bas de page historique » et traduite en intégralité.
« Une fois, j’ai interviewé Lester Maddox dans mon émission de télévision. C’était en 1969. Il était bien connu à l’époque comme ségrégationniste du sud et ancien restaurateur spécialisé dans le poulet, devenu politicien. Maddox et moi avions des points de vue diamétralement opposés. Il s’est retiré du secteur de la restauration après l’adoption de la loi sur les droits civils de 1964, afin de ne pas avoir à servir les noirs, alors qu’une fois, j’ai refusé de disputer un match amical après qu’un restaurant a refusé de me servir, moi ou mes coéquipiers noirs.
Maddox a fait tout un spectacle de son refus de se mettre à jour dans son restaurant. Il a agité des manches de hache et des pistolets devant des manifestants pacifiques et a fait valoir, à voix haute, que le fait d’être obligé de servir des noirs empiétait sur sa liberté. Il a fermé son restaurant à Atlanta, s’est présenté au poste de gouverneur de Géorgie et a gagné.
Alors pourquoi donner une tribune à un individu qui avait de telles convictions racistes ? Tout d’abord, une partie de la liberté consiste à permettre à chacun, même aux personnes les plus haineuses, de s’exprimer. Et deuxièmement, ça permet aussi de montrer comment une personne en arrive à avoir de telles croyances. Lester Maddox n’était pas exactement un géant intellectuel, donc je doute qu’il aurait pu remettre en question la culture dans laquelle il était né s’il avait essayé, mais le fait de l’avoir dans mon émission l’a fait passer pour le fou qu’il était et a peut-être aussi donné à d’autres personnes quelques éléments de réflexion sur la plausibilité de la doctrine « séparés mais égaux ».
Même si ce moment est passé depuis longtemps, je suis frappé par la ressemblance avec la période que je vis actuellement. En 2020, les noirs se battent toujours pour la justice, les racistes occupent toujours les plus hautes fonctions du pays, et les enfants d’aujourd’hui grandissent encore avec des normes culturelles qui ne sont pas assez différentes de celles avec lesquelles Lester Maddox a grandi.
Aujourd’hui, quand je dis que les noirs se battent encore pour la justice cinquante ans après avoir interviewé un ségrégationniste de premier plan, qui s’est présenté aux élections sur le thème de la haine et a gagné, je ne veux pas paraître surpris. Je ne le suis pas. Les blancs sont surpris par ça. En fait, je trouve que les blancs sont souvent surpris que l’injustice raciale existe encore en dehors de quelques « mauvaises pommes ». Cette surprise est particulièrement dangereuse parce que l’injustice raciale est omniprésente dans tous les secteurs de la société américaine, de l’éducation aux soins de santé en passant par le sport, et le fait que cela reste surprenant pour beaucoup révèle exactement à quel point les expériences de vie des noirs et des blancs en Amérique sont différentes.
J’ai grandi à Monroe, en Louisiane, dans les années 1930 et au début des années 1940 dans une famille qui arrivait à rire malgré la terreur raciale qui nous entourait. Il y a eu la nuit où le « Ku Klux Klan » est venu chercher mon grand-père. Il savait qu’ils arrivaient, alors il avait emmené sa famille dans un endroit sûr et s’était assis chez lui en attendant l’arrivée du Klan. Il n’a jamais rien dit sur ce que c’était d’attendre, seul dans le noir, des hommes qui voulaient le tuer, mais ça devait être à la fois terrifiant et exaspérant. Quand ils sont arrivés, quelqu’un a tiré un coup de feu, alors mon grand-père est allé chercher son fusil de chasse pour riposter. Mon grand-père a commencé à tirer et a continué à recharger jusqu’au départ des gars du Klan. L’histoire a été racontée dans toute la communauté, la rare histoire d’un homme noir qui a résisté à l’injustice sans subir de répercussions brutales. Tout le monde riait quand on arrivait au point de l’histoire où le KKK partait en courant. Ce moment était un pur soulagement, même dans le récit, même si nous savions tous qu’ils pourraient revenir le lendemain.
Une fois, le camion avec lequel travaillait mon père est tombé en panne d’essence à la fin de la journée. Il avait dû rentrer à pied. Alors qu’il marchait sur la route, deux hommes blancs se sont arrêtés à côté de lui en voiture et lui ont demandé : « Mon garçon, tu sais courir ? » Mon père n’a rien dit et a continué à marcher. Un des hommes a agité un pistolet en l’air avant de répéter la question. Mon père s’est mis à courir. Une balle a sifflé. Mon père a plongé de la route dans le fossé pour ne pas se faire tuer. Quand il racontait l’histoire plus tard, il disait qu’il criait aux serpents de débarrasser le plancher, ce qui faisait toujours rire.
Mais il y avait des histoires dont personne ne pouvait rire, des histoires de disparition d’hommes noirs. C’est ainsi que le lynchage se faisait à l’époque, tranquillement, sans même une ligne dans le journal. Les noirs avaient trop peur pour demander publiquement ce qui était arrivé aux hommes disparus, même s’ils se doutaient bien.
Tout ça peut sembler être de l’histoire ancienne, sans rapport avec le présent. Après tout, ce sont des histoires de ma petite enfance, des histoires qui ont 80 ans. Mais en termes de temps, 80 ans, c’est seulement une génération ou deux. Les enfants noirs d’aujourd’hui ne grandissent pas en craignant que le Klan ne les tue au milieu de la nuit, ils craignent que la police ne le fasse. Les effets de la terreur raciale perpétrée depuis des centaines d’années ne disparaissent pas simplement parce que l’Amérique le veut. Pourtant, tout n’est pas désespéré. Il existe des moyens de les faire disparaître. Ils disparaissent par la prise en compte des réalités nationales, par l’examen de nos normes culturelles et de nos structures de pouvoir, par le démantèlement et la reconstruction de nos institutions et par la fin de la suppression du vote, afin que chacun puisse voter pour le changement, du bas vers le haut du scrutin. En 1969, les noirs luttaient contre des injustices sociales qui ne sont pas moins répandues aujourd’hui, c’est juste la forme qui a changé. Il est facile de les voir, il suffit de regarder, surtout en politique.
Interrogé sur l’intégration pour un article publié dans Esquire en octobre 1967, Maddox avait déclaré, avec un accent bien du Sud : « Lorsque le gouvernement a essayé de forcer mes clients à s’asseoir à côté des noirs, je me suis mis en colère. Nous ne sommes pas d’accord avec ça ici. Je suis un homme pacifique et j’ai toujours traité mon employé de couleur avec respect et un salaire décent. Mais je ne vais pas vivre à côté d’eux, non monsieur ». En d’autres termes, Maddox n’avait rien contre les noirs, tant qu’ils étaient soumis aux blancs et restaient dans leur quartier. Ce sentiment est toujours bien vivant aujourd’hui. En juillet 2020, par exemple, Donald Trump, un homme d’affaires new-yorkais devenu politicien, a tweeté sur la fin d’un programme gouvernemental mis en place pour lutter contre la ségrégation raciale dans les logements de banlieue : « Je suis heureux d’informer tous les gens qui vivent dans leur banlieue rêvée que vous n’aurez plus à être gênés ou financièrement lésés par la construction de logements à bas prix dans votre quartier… » Bien sûr, lorsqu’il a dit que des « logements à bas prix » seraient construits dans « votre quartier », il voulait dire que les « noirs » déménageront dans les banlieues, qui sont encore majoritairement blanches en raison du « Redlining » (pratique discriminatoire consistant à refuser ou limiter les prêts aux populations situées dans des zones géographiques déterminées) et des disparités économiques. Bien qu’elles soient séparées par 53 ans, la seule différence substantielle entre les déclarations des deux hommes est leur accent.
Le vrai changement prend du temps, beaucoup de temps. C’est exaspérant mais pas surprenant si l’on considère les fondations. L’Amérique est un pays de contradictions en raison de sa fondation. D’une part, il y a l’idée de ce que l’Amérique est censée être, et d’autre part, ce qu’est réellement l’Amérique. L’Amérique prétend être la terre de la liberté, mais elle a été fondée sur le génocide des indigènes et construite sur l’esclavage. En raison de cette origine discordante, l’Amérique est un pays en rupture avec son passé.
Tant que de larges pans d’Américains considéreront l’esclavage, Jim Crow et le racisme comme des notes de bas de page historiques, des erreurs corrigées depuis longtemps, il n’y aura aucun moyen d’éradiquer le racisme. 53 ans ne le feront pas, et 153 ans ne le feront pas. C’est comme s’excuser pour quelque chose sans savoir pourquoi on s’excuse, on ne comprend pas vraiment. Si l’Amérique ne tient pas compte du passé, les divisions ne feront que s’aggraver.
Mais ce qui est drôle avec le passé, c’est qu’il n’a jamais vraiment disparu. D’une certaine manière, ma vie entière a été construite sur les fondations de mes parents. Ce n’est pas propre à mon cas. Pour le meilleur ou pour le pire, votre vie a également été construite sur ses fondations, quelles qu’elles soient. L’Amérique n’est pas différente. Ses fondations sont évidentes, si on y regarde bien.
Elles s’imprègnent de tout, des personnes que nous honorons dans les monuments et les statues, à l’histoire que nous enseignons dans les salles de classe, en passant par les mascottes que nous choisissons pour nos équipes sportives. Récemment, des statues confédérées ont été renversées, certaines délibérément, d’autres par la force. Je me souviens de la construction d’un monument honorant les soldats confédérés en 1963 à Boston, même si nous n’étions pas dans le Sud, même si ce monument honorait les personnes qui avaient combattu pour l’esclavage, et même si cela faisait 100 ans que Lincoln avait émis la proclamation d’émancipation. Ce monument a été construit en réponse à la déségrégation. Il a été construit par « les Filles de la Confédération », loin du Sud, pour rappeler le « bon vieux temps du Sud ». C’était la nostalgie d’une époque où les noirs étaient réduits en esclaves, où la lutte contre la liberté était source de fierté… Il reste un exemple clair de la façon dont le cœur du passé bat au rythme du présent.
C’est dans l’éducation que ça peut se voir le plus facilement. L’éducation est l’un des outils les plus puissants dont nous disposons dans la lutte contre le racisme, car elle est fondamentale dans la formation des croyances de toute une génération. Les enfants apprennent leur alphabet, mais aussi l’histoire et la culture américaines. Quand j’étais enfant, je suis tombé sur un passage d’un livre d’histoire américain qui me transperce encore l’âme. Il disait que les esclaves avaient une meilleure vie en tant qu’esclaves plutôt que libres en Afrique. Ça m’avait rendu furieux, même enfant. La vie sans liberté n’est pas une vie du tout.
Il est peu probable que les enfants rencontrent un passage aussi explicitement raciste aujourd’hui, mais ils font l’expérience de formes plus subtiles de racisme, comme les leçons d’histoire des noirs, qui sont enseignées comme étant adjacentes à l’histoire américaine, plutôt que d’en faire partie intégrante. Afin d’éradiquer le racisme, nous devons offrir à nos enfants une éducation qui inclut toute l’histoire américaine et qui examine comment cette histoire continue de façonner nos institutions, nos croyances et notre culture.
Les icônes que nous choisissons pour les mascottes sportives en disent également long sur la culture américaine. L’une des mascottes les plus omniprésentes est l’Indien d’Amérique, généralement représenté par une caricature raciste et parfois complétée par une insulte raciale. Cette année, les Redskins de Washington ont finalement décidé de changer de nom après des années de refus, malgré les demandes répétées des peuples indigènes et des groupes de défense de la justice sociale. Il ne devrait pas être nécessaire d’avoir recours au droit ou à la pression sociale pour reconnaître qu’une insulte raciale n’est pas un nom d’équipe acceptable. Nous enseignons à nos enfants que les insultes ne sont pas acceptables parce qu’elles sont irrespectueuses et blessantes. Les noms d’équipe et les mascottes ne font pas exception et le fait que tant de noms et de mascottes racistes existent encore montre à quel point le racisme est profondément ancré dans la culture américaine.
Le racisme en Amérique ne touche pas seulement les noirs. Il s’infiltre dans les institutions, les émissions, la musique, les infos, les sports et les esprits américains. Nous ne pouvons pas changer les fondements de l’Amérique, mais nous pouvons en tenir compte davantage. Ou bien nous pouvons continuer (comme nous l’avons fait pendant des centaines d’années) à prétendre être le pays de la liberté, alors qu’il est clair que ce sentiment ne s’applique qu’aux blancs.
L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les noirs doivent s’inquiéter d’être assassinés dans leur sommeil comme Breonna Taylor. L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les noirs doivent craindre qu’un policier s’agenouille sur leur cou pendant 8 minutes et 46 secondes comme ils l’ont fait pour George Floyd, jusqu’à lui ôter la vie. L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les enfants noirs ne peuvent pas jouer avec un pistolet jouet sans craindre d’être assassinés comme Tamir Rice. L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les noirs doivent craindre d’être traqués et assassinés pendant leur jogging, comme Ahmaud Arbery. L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les noirs doivent craindre qu’on leur tire dans le dos devant leurs enfants comme Jacob Blake. L’Amérique n’est pas le pays de la liberté quand les assassins des noirs sont toujours libres.
Sans justice pour tous, aucun d’entre nous n’est libre ».